La dernière adaptation (2017), du roman classique de littérature pour enfants Anne[1] de Lucy Maud Montgomery, est un concentré de libéralisme actuel[2]. En ouvrant la discussion sur le genre, la féminité, les rôles en société et le racisme, Moira Walley-Beckett[3] propose une version moderne du récit pour un public en quête d’inclusivité. Sur les pas du mouvement #metoo pour la libération féminine, une multitude de productions audiovisuelles voient le jour et s’inscrivent dans une nouvelle attitude face au féminisme. Anne est l’une des premières productions qui découlent de cette remise en question[4] et implémentent une vision de la femme actuelle afin de faire écho à l’évolution des normes.
Un univers féministe moderne pour une série se déroulant à la fin du 19e siècle
Dans la vague des productions qui se veulent inclusives telles que Sex Education (2019), Pose (2018), ou encore Elite (2018), la série canadienne respecte les demandes d’un nouveau public. Comme l’affirme l’étude menée par Creative Artists Agency[5] et Parrots Analytics[6], la demande de séries au casting multiculturel, autant en termes d’ethnicités que de rôles, a augmenté de 113% entre 2017 et 2019. Avec un ensemble de 53 nominations et 24 prix dans plus d’une quinzaine de catégories, Anne with an E, Anne en français, nous démontre une fois de plus l’influence des séries aux personnages complexes, poignants et d’un réalisme touchant. Bien qu’installé au 19e siècle, le récit nous prouve à quel point nos ancêtres n’étaient pas si différents de nous. Leurs préoccupations, leurs peurs mais aussi leurs joies et leurs envies sont finalement similaires voire égales aux nôtres. Anne est une représentation moderne de la fille/femme libérée qui, peu importe l’avis des autres, continuera avec un optimisme indestructible à avancer vers sa destinée.
Une réponse directe au mouvement #metoo
Le mouvement #metoo n’est pas nouveau et date du début des années 2000. Cependant c’est à la suite de l’affaire du scandale sexuel concernant Harvey Weinstein qu’une nouvelle vague de solidarité féministe déferle sur la planète et se bat contre la façon dont les femmes sont traitées dans l’industrie du cinéma en particulier mais aussi dans d’autres secteurs.[7] Le monde cinématographique sera évidemment impacté et des films et séries mettant en scène des héroïnes fortes et indépendantes voient le jour. Des productions telles que Bombshell avec Charlize Theron ou The Morning Show avec Jennifer Aniston en sont la preuve.[8] En plus de personnages maintenant complexifiés, les protagonistes et antagonistes sont multidimensionnels.[9] Anne with an E (titre anglais) suit cette évolution et est d’ailleurs une des premières productions post #metoo à traiter, de manière explicite, ces différences entre femmes et hommes en termes d’égalité de droits et de chances[10]. La série développe un script autour de personnages complexes qui se battent chacun pour leurs propres envies, ambitions et objectifs.
Anne une héroïne féministe
Ce qui rend la version de Walley-Beckett différente est ce déterminisme affirmé du personnage d’Anne. La petite fille qui semble toujours parvenir à ses fins, ne recule devant rien pour faire régner la justice et l’égalité pour les femmes. Cependant des critiques se forment autour de ce caractère qui est peut-être trop évolué par rapport à son époque et niveau de vie. En effet, Anne, est une orpheline de l’époque victorienne aux cheveux roux et rebelles et lorsqu’on l’entend prononcer des phrases comme « une jupe n’est pas une invitation »[11] on ne peut que se demander si ces paroles sont pertinentes pour l’époque à laquelle se déroule la fiction (1886) explique la journaliste Laura Finch.
Un concentré de femmes fortes
Le féminisme au sein de la série est fort et poignant. Chaque femme est assertive, courageuse et ne craint pas l’avis des autres. Anne est la première à rentrer dans ce cadre. D’ailleurs dans une des scènes où on la découvre pour la première fois, elle en vient déjà à crier et pleurer face à Marilla Cuthbert (mère adoptive et sœur de Matthew Cuthbert) lorsque celle-ci lui fait comprendre qu’elle s’attendait à recevoir un garçon.
Marilla Cuthbert, elle, a l’âme d’une progressiste et féministe mais est comme enfermée dans le corps d’une dame pragmatique face à l’idéologie des nouvelles communautés canadiennes de l’époque. Son personnage se situe dans une bataille continuelle entre ses valeurs, ses principes et son cœur, son amour pour Anne. Lorsqu’on regarde la série, Marilla est bien la dernière à laquelle on pense en matière de féminisme. Pourtant, elle va notamment rejoindre un groupe de mamans progressistes et se révolter contre les injustices sexistes de la communauté d’Avonlea.
Mary, la femme de Sebastian est une travailleuse du bog (traduction littérale : la tourbière), communauté à l’extérieur de Charlottetown, qui est la plus grosse ville près d’Avonlea, et dans laquelle les personnes de couleur étaient marginalisées et vivaient presque en autarcie. Elle représente la débrouillardise et se trouve dans un dilemme émotionnel lorsque son propre fils la renie, elle et sa relation avec Sebastian. Courageuse et déterminée, elle est accueillie à Avonlea pour vivre avec l’amour de sa vie et son associé, Gilbert Blythe (l’intérêt amoureux d’Anne).
Nous pourrions considérer Miss Stacy, nouvelle enseignante à l’école d’Avonlea, comme la plus actuelle et moderne représentation féminine dans la série. Veuve et assurée, Muriel est, comme Anne, une penseuse à l’imagination débordante. Évidemment pour l’époque, le célibat n’était pas une possibilité et avoir des relations purement amicales avec des hommes qu’ils soient mariés ou non sans chaperonnage était impensable. Cependant, malgré les critiques, Muriel assume sa situation et affirme haut et fort qu’elle aime toujours son défunt mari et que sa nouvelle vie de solitude affective lui convient parfaitement. Évidemment la plupart des femmes d’Avonlea sont scandalisées et plus particulièrement Rachel Lynde, amie de Marilla qui est au courant de tous les ragots et potins en ville. Miss Stacy est la plus moderne des femmes de la série. Dotée d’une imagination débordante, elle crée des machines, porte des pantalons et vit seule dans une maisonnette au milieu de la forêt. Si nous faisions un parallèle avec les femmes d’aujourd’hui, elle représente les indépendantes, les travailleuses et les créatives qu’on ne cesse de faire taire.
La dernière personnalité est Prissy Andrews. Personnage secondaire, son histoire est intéressante car elle témoigne de la politique des mariages d’argent et non d’amour. En effet, Prissy allait marier son ancien professeur Monsieur Phillips lorsque celui-ci se révèle être un homme horrible et antipathique. C’est à la dernière seconde que Prissy s’échappe de l’église avant de prononcer ses vœux. Cassant ainsi la relation entre les deux personnages et prouvant par la même occasion que les femmes ont toujours le choix. La pertinence sur l’époque et le choix d’émancipation des femmes est cependant toujours à débattre. Il est vrai qu’à la fin du 19ème siècle, une femme, même si malheureuse dans son union, n’aurait probablement pas osé partir en courant sous peine de perdre tout son argent ou même la garde de ses enfants par exemple.[12]
Un concentré d’incohérences
En plus des représentations d’un féminisme idéalisées, certaines critiques sont fermes face aux autres tentatives d’écriture inclusive. Les questions d’homosexualité et de racisme sont bien ancrées dans la saison deux notamment au travers de personnages comme Cole, camarade d’Anne qui, au long de la série, découvre et apprend à comprendre ses sentiments envers les garçons notamment lors de la soirée ‘’queer’’ (décrite ainsi par Walley-Beckett elle-même) de l’épisode dénommé : La mémoire à autant d’états d’humeur que le caractère (saison 2, ép. 7).[13] Le problème est que pour l’époque, une personne homosexuelle n’aurait sûrement pas été encouragée, même par ses propres meilleurs amis.
De plus, l’évolution du script qui amène Sebastian à Avonlea (ville où Anne habite) est aussi critiquée. En effet, connaissant le Canada de l’époque, la présence d’un homme de couleur dans la ville aurait sûrement scandalisé et horrifié la plupart des habitants.[14] Ainsi les préoccupations sur ces thèmes coïncident avec les préoccupations féministes mentionnées précédemment mais Anne avec un E est-elle finalement bien une série féministe ou a-t-elle juste capitalisé sur un mouvement grandissant en jouant sur le clickbait (putaclic) et l’effet d’étonnement ?
Anne, une héroïne DÉJÀ féministe
La vision féministe de la version de 2017 n’est plus à prouver. Cependant, certains se demandent s’il était nécessaire d’ajouter un niveau supérieur de féminisme dans une œuvre qui était déjà, à sa sortie en 1908, un récit enclin à l’émancipation des femmes.
« This cruel, pervasive attitude ignores the fact that, historically, Anne has been surrounded by other educated women—like her beloved teacher, Miss Stacy, or the girls who go with her to college. Anne Shirley is not the first girl on the planet to crack a book. These misogynist sentiments not only do the good men of Avonlea a disservice (Anne considers the kindly Reverend Allan in the book a “kindred spirit”) but construct an unnecessary obstacle to Anne’s success. Anne with an E seems to think Anne’s triumphs are only noteworthy if she’s continually told she can’t succeed, when in fact her unfettered brilliance needs no such clumsy opposition. »[15]
Ainsi, en plus du combat contre le racisme, l’homophobie et tout le reste (comme Anne semble défendre toutes les injustices, en y arrivant d’ailleurs), son féminisme et ses valeurs d’activiste ont été mises à jour pour correspondre à une vision actuelle du féminisme. Si nous admettons que, pour qu’une production fonctionne de nos jours, elle doit respecter les standards de l’industrie qui ont beaucoup évolué, il faut néanmoins se souvenir que le livre Anne Of Green Gables (titre anglais du livre de Montgomery) fut rédigé en 1908. La reconstruction du récit et la création intégrale de certains personnages sont des risques à envisager si l’on souhaite être le plus fidèle au texte initial sans perdre en authenticité :
« You can’t claim something is historically accurate and, in turn, make it historically inaccurate by forcing modern views on the characters. »[16]
Conclusion
Le roman populaire de Lucy M. Montgomery a été remanié en, au moins, une trentaine d’adaptations : à la télévision, au cinéma ou même au théâtre. À cet effet, la réaction du public n’est peut-être plus aussi vive que pour les prédécesseurs de la nouvelle version de Moira Walley-Beckett en 2017. La plus connue et chérie des adaptations reste celle de Kévin Sullivan en 1985 avec Megan Follows dans le rôle d’Anne.
« Whereas the 1985 Sullivan Entertainment adaptation starring Megan Follows is a delectable confection that captured the wholesome and imaginative spirit of Montgomery’s books, the first few episodes of this reboot border on poverty porn, with traumatic flashbacks that rely on dirt and dark lighting to elicit emotion. »[17]
Ainsi bien que sa dimension actuelle et sa représentation moderne sont affirmées par la réalisatrice, le public peut se demander s’il était vraiment nécessaire d’ajouter une couche supplémentaire de traumas issus des tendances médiatiques contemporaines à une histoire qui pourrait se suffire à elle-même ?
Sans nier son réel apport dans la lutte pour l’inclusivité des castings et des rôles au cinéma et dans les séries, la modernisation d’histoires aussi anciennes et populaires que Anne of Green Gables reste un débat qui fait toujours rage aujourd’hui. Certains diront que c’est un pas en avant et d’autres parleront d’affront à l’exactitude historique. Quoi qu’il en soit, Anne est néanmoins un succès sur Netflix et rassemble un large public. En plus de son équipe majoritairement féminine, le souhait de Moira Walley-Beckett était clair : elle voulait retranscrire, dans sa version, toutes les difficultés et les obstacles auxquels une fille ou une femme dans notre société peut devoir faire face.
Léo Barbette, Fictions TV et téléfilms, Bloc 3 – Orientation Communication et arts
Références
[1] MONTGOMERY, Lucy M. Anne of Green Gables (titre anglais). Boston : L.C. Page & Company, 1908.
[2] FINCH, Laura. « Anne with an E hijacks a children’s classic as a vehicle for liberal values and 21st-century activism ». In : World, 2 août 2018. https://wng.org/articles/anne-with-an-agenda-1617301569 (consulté le 3/01/2021).
[3] Réalisatrice et scénariste : https://www.imdb.com/name/nm0909124/
[4] Ibid. Note n°2.
[5] Agence de talents et d’athlètes située à Los Angeles, Californie : https://www.caa.com/
[6] Société d’analyse de résultats et d’enquête dans le milieu de l’audiovisuel située à Los Angeles, Californie : https://www.parrotanalytics.com/
[7] NICOLAOU, Elena. « A #metoo timeline to see how far we’ve come – & how far we need to go ». In : Refinery29, 5 octobre 2019. https://www.refinery29.com/en-us/2018/10/212801/me-too-movement-history-timeline-year-weinstein (consulté le 3/01/2022).
[8] DOCKTERMAN, Eliana. « Pop Culture Reckoned with #MeToo in Radical New Ways in 2020 – Even as It Receded from Headlines ». In : TIME, 22 décembre 2020. https://time.com/5924015/sexual-misconduct-movies-tv-me-too/ (consulté le 3/01/2022).
[9] Ibid.
[10] FINCH, Laura. « Anne with an E hijacks a children’s classic as a vehicle for liberal values and 21st-century activism ». In : World, 2 août 2018. https://wng.org/articles/anne-with-an-agenda-1617301569 (consulté le 3/01/2022).
[11] Ibid. Note n°10.
[12] SIMKIN, John. « Marriage in the 19th century ». In : Spartacus Educational, janvier 2020. https://spartacus-educational.com/Wmarriage.htm (consulté le 4/01/2022)
[13] FINCH, Laura. « Anne with an E hijacks a children’s classic as a vehicle for liberal values and 21st-century activism ». In : World. https://wng.org/articles/anne-with-an-agenda-1617301569 (consulté le 3/01/2022).
[14] GLYNN, Amy. « Netflix’s ‘’woke’’ Anne with an E Wants it Both Ways, and That’s It’s Biggest Problem ». In : Pastemagazine, 6 juin 2018. https://www.pastemagazine.com/tv/anne-with-an-e/netflix-anne-with-an-e-season-two-review/ (consulté le 4/01/2022).
[15] ROBINSON, Joanna. « Anne of Green Gables : Netflix’s bleak adaptation gets it all so terribly wrong ». In : VanityFair, 12 mai 2017. https://www.vanityfair.com/hollywood/2017/05/anne-of-green-gables-netflix-review-anne-with-an-e-bleak-sad-wrong (consulté le 3/01/2022).
[16] GOLDSMITH, Jenna. « Anne Shirley was a feminist without Moira Walley-Beckett ». In : JennaGoldsmith, 20 juillet 2020. https://jennagoldsmith.medium.com/anne-shirley-was-a-feminist-without-moira-walley-beckett-cb8571ac1564 (consulté le 4/01/2022).
[17] DORETTA, Lau. « Why the new Anne of Green Gables lacks magic ». In : TheWalrus, 11 novembre 2019. https://thewalrus.ca/why-the-new-anne-of-green-gables-lacks-magic/# (consulté le 3/01/2022).