À la fin des années 90, Sex and the City crée l’évènement : enfin une série où les femmes parlent ouvertement de sexe ! Depuis, la sexualité féminine semble avoir sa place à l’écran, mais tous les tabous sont-ils tombés ? Depuis sa sortie, I may destroy you a fait couler beaucoup d’encre. En plus de traiter du sujet délicat du viol, on y voit des scènes de sexe explicites. Simple provocation ou réelle volonté de faire évoluer les mentalités ?
Récompensée d’un Emmy Award en 2020, la série britannique de Michaëlla Coel nous plonge dans la vie d’Arabella, jeune londonienne dont le quotidien va être bousculé après une sortie arrosée. À son réveil, pas moyen de se souvenir de la fin de la soirée. Le doute ne plane pas longtemps, et elle comprend vite que le pire s’est produit : elle a été violée. Si le viol traumatisant reste central, la série ne se limite pas uniquement à celui-ci et ouvre un débat plus large sur la sexualité, le consentement et les tabous les entourant.
Le combat continue
En 2017, le hashtag #metoo a bouleversé le paysage médiatique. En plus d’ouvrir la prise de parole sur les violences sexistes et sexuelles, il a ouvert la voie pour des séries plus complexes sur la condition féminine. Dans un article pour le média d’opinion AOC, la philosophe et professeure Sandra Laugier associe cette évolution du féminisme à une réelle « seconde vague » des séries féministes, caractérisée par des revendications plus politiques.
Si son analyse porte davantage sur les productions étatsuniennes et leur lien avec la politique locale, elle n’en est pas moins pertinente dans le cas de I may destroy. La série s’inscrit parfaitement dans cette seconde vague, caractérisée par la nécessité qu’à la pop culture de faire évoluer les consciences et les débats sociétaux.
Comme Laugier l’écrit :
“Après une « première vague » de séries lors de laquelle les femmes ont acquis davantage de visibilité, nous voici au cœur d’une « seconde vague » qui offre au public des outils d’analyse en vue d’un changement culturel et politique.”
Michaëlla Coel inscrit sa série dans une volonté de mettre fin aux stéréotypes et doubles standards.
Le sexe, marrant ou dégoûtant ?
Pour lever le voile sur les tabous, Michaëlla Coel n’hésite pas à filmer des scènes crues face auxquelles on ne peut rester stoïque. De nombreuses critiques ont été formulées à cet égard, lui reprochant de jouer sur l’aspect sensationnel du choc. Les scènes graphiques sont-elles toujours nécessaires à notre époque ?
Ainsi, dans l’épisode 3, Arrabella s’apprête à avoir une relation, consentie, avec son partenaire lorsqu’elle se rappelle qu’elle est réglée. Alors que le spectateur s’attend à ce que l’ébat prenne fin, – surprise ! -, cette annonce n’est pas rédhibitoire et le rapport continue. La scène ne s’arrête pas là, la caméra filme le tampon et le sang, provoquant la surprise chez le spectateur. Il s’agit d’une révolution à l’écran car pour la première fois après Orange is the new black et I love Dick, une série normalise et montre les rapports sexuels lors de la menstruation. Ce n’est pas un secret : les règles sont encore censurées dans l’espace médiatique, particulièrement à la télévision. C’est notamment le cas dans les publicités pour produits hygiéniques, renforçant le tabou autour du sang de règles, jugé comme sale. Pour ne pas le montrer, on le remplace par un liquide bleu.
La démarche de la réalisatrice est bien loin des films X ou d’une recherche de buzz. Son cheminement s’inscrit dans une volonté de libérer la parole en filmant le réel, comme c’était déjà le cas avec sa première série Chewing gum (2016) :
« Mettre les téléspectateurs mal à l’aise est une chose, mais il ne faut pas les manipuler, jouer avec leurs sentiments sans raisons. Être choquant pour être choquant ne mène à rien. »
En plus de surprendre par l’absence de filtres, la série innove dans sa représentation du viol. I may destroy you montre qu’il n’existe pas une unique manière de réagir. Un rappel nécessaire …
Une victime idéale ? NON : une victime légitime
S’il est normal de se réjouir du nombre grandissant de séries mettant en lumière les violences sexuelles, il est nécessaire de pointer du doigt le manque de diversité dans celles-ci. Qu’il s’agisse d’Unbelieveble ou de Jessica Jones, le profil du personnage change peu : une jeune fille blanche à la réaction souvent “clichée”, pétrifiée et inconsolable. Si ce cas de figure se présente bien, et se doit d’être montré, il n’est pas représentatif de l’ensemble des victimes de viols.
I may destroy you, montre qu’il existe de multiples façons de réagir, toutes légitimes. Bien qu’Arabella ressente le besoin de se retrouver seule afin de faire face à son traumatisme, elle a également envie de sortir et de voir ses ami.e.s. Ce comportement, dans la série comme dans la vie, est souvent pointé du doigt et jugé comme inadéquat ou même anormal. On attend des victimes qu’elle réagisse selon des codes spécifiques, en montrant leur vulnérabilité plutôt que leur courage et leur force. Si elles ne le font pas, elles sont les cibles de jugements et de remarques, et leur parole peut même être remise en question.
En Espagne, l’histoire d’une jeune fille vicitme de viol fit l’actualité, lorsqu’elle décida, le lendemain, de sortir avec ses amies afin de penser à autre chose. Plutôt que de comprendre son besoin de se changer les idées et d’être entourée, les médias l’ont pointée du doigt en l’accusant d’avoir menti, sous prétexte qu’elle ne soit pas restée enfermée à pleurer. Cet exemple est symptomatique de la pression et des attentes qui repose sur les victimes à cause de la culture du viol. Heureusement, des milliers de femmes sont descendues dans la rue pour protester sous le cri « Yo sí te creo » (« Je te crois »).
La volonté de Michaëlla Coel de faire évoluer les stéréotypes ne se limite pas seulement aux réactions des victimes, mais bien à leur personnalité tout entière. Son objectif est de montrer la complexité de l’existence humaine, qu’elle refuse de binariser en blanc ou noir.
La nuance contre l’ignorance
La série se veut réaliste et pour se faire, montre des personnages humains et imparfaits. Loin de se concentrer sur leur innocence, elle montre leurs comportements problématiques et déplacés. Elle n’essaye pas de dépeindre une réalité édulcorée, séparant d’un côté les victimes et de l’autre les bourreaux.
Dans l’épisode 4, Kwame, le meilleur ami d’Arabella, rencontre un homme avec l’intention d’avoir un rapport. Malgré ses refus répétés, l’individu insiste pour avoir un rapport non protégé et finit par l’agresser sexuellement. Lors d’un flashback, nous voyons qu’Arabella a un jour elle aussi commis une agression.
En humanisant les auteurs de violences sexuelles, I may destroy you rappelle que le viol n’a pas un seul visage et que personne n’est au-dessus du consentement.
Le violeur c’est l’autre toi
Le pouvoir de la série est de ne pas se limiter à une unique représentation de la violence sexuelle. En montrant les différentes pratiques choquantes, la série nous ouvre les yeux sur les agressions que nous normalisons depuis trop longtemps : le retrait du préservatif sans accord du partenaire, considérer le oui pour acquis, …
Ces violences sont souvent minimisées, considérées comme peu conséquentes, contrairement à la “seule vraie agression” : le viol. Le but de la série est de mettre en lumière l’ensemble des violences sexuelles et rappeler leur point commun : le non-respect du consentement. La représentation de multiples vécus et profils est un outil de prise de conscience qui apporte de la nuance : il n’existe pas qu’un type de victime, d’agression ou d’agresseur.
La culture du viol, en plus de nous imposer une image de la “victime idéale”, nous impose une unique représentation du violeur. Alors que l’agresseur est régulièrement connu (78% des viols sont commis par un proche de la victime) et que la majorité des gens connaissent des victimes de viol, peu semblent connaître des violeurs. Michaëlla Coel se bat contre cette omerta dans ses séries, mais également dans sa vie personnelle en dénonçant publiquement ses agresseurs.
Une question d’(in)égalité
I may destroy you permet également de visibiliser la communauté noire et LGBTQIA+. Les femmes noires sont victimes de multiples violences systémiques, et le sexisme vient s’ajouter au racisme qu’elles subissent quotidiennement. Michaëlla Coel déclare :
“Avant d’être violée, je ne faisais pas grand cas d’être une femme, j’étais trop occupée à être noire et pauvre.”
Cette phrase en dit long sur la charge mentale que provoque l’intersection de ces deux oppressions.
L’autrice bell hooks, icone afroféministe, publia en 1981 le livre Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, dans lequel elle dénonça la sexualisation des femmes noires, considérées comme « plus dociles » et « moins respectables ». Si les choses évoluent depuis 40 ans, les stéréotypes racistes restent ancrés dans l’inconscient collectif et le féminisme blanc reste prédominant.
En partageant son vécu, la réalisatrice propose une voix à une communauté sous-représentée dans les médias. Le personnage d’Arabella offre une représentation pour les jeunes femmes noires victimes d’agressions qui ne se voyaient pas exister dans l’espace médiatique. Bien sûr, tout n’est pas acquis, il faut que les modèles se multiplient car un seul vécu n’est pas le reflet d’une communauté entière.
Elena Gomez, Alexia Rorive et Leelou Wilders, Fictions TV et téléfilms, Bloc 3 – Orientation Communication et arts